Journal d’un proche aidant en 165 jours

Préface

4 ans plus tard

Le mois dernier, j’ai vendu la maison où j’ai perdu mon conjoint, quatre ans après son décès. Le dernier clou dans le cercueil, comme on dit. J’ai évidemment ressenti plein d’émotions, beaucoup plus que ce que j’avais anticipé. C’est normal. J’ai voulu en profiter pour mettre de l’ordre dans mes souvenirs, histoire de mettre ça tout propre.

Je vous propose donc mon histoire, celle d’un proche aidant. Alerte aux spoilers : mon conjoint meurt à la fin… et c’est même moi qui lui ai donné la mort. C’tu assez fort comme histoire, ça, mes amis ?! Mais rassurez-vous : il y a aussi de la bouffe et de l’alcool dans mon récit.

J’ai commencé ce journal pour me rappeler les rendez-vous avec les médecins et les informations à conserver : notre mémoire, trop stressée, nous jouait des tours. Au fil du temps, ce journal est devenu un exutoire. Finalement, j’ai décidé de le publier pour témoigner de ce qui s’est passé et pour aider d’autres proches aidants qui auraient besoin de voir que leur situation n’est pas unique, que, malgré l’isolement qu’on peut ressentir, d’autres sont passés par là. Et qu’après un décès, il nous reste ce besoin de continuer à vivre.

Allez, prenez ça en riant : la vie est une grosse blague, au fond.

Mon journal

(20 mai) Jour 0 : Le jour où le ciel devient noir

C’est le 20 mai 2021 que l’annonce a été faite. Par le gastroentérologue de Francis. Une main sur le genou, dans un petit bureau fermé : tous les clichés de l’instant étaient au rendez-vous.

Mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle que personne ne veut entendre. Des lésions à l’œsophage. En d’autres mots : un cancer, encore non identifié pour le moment.

En attendant les résultats des huit biopsies prélevées lors de l’examen, le dossier est transféré à un spécialiste de l’œsophage (et oui, ça existe!).

Quelques heures plus tard, un appel téléphonique confirme un rendez-vous dès le lendemain matin. Wow, quel service VIP! On est tellement habitués à attendre au Québec que d’obtenir un rendez-vous aussi rapidement fait carrément peur.

(23 mai) Jour 4

Bon début de journée. Son long sommeil, accompagné du CBD pris hier, semble avoir fait effet.

Annonce faite à son patron, à sa collègue directrice et à son médecin de famille, qui travaillait aujourd’hui et faisait un suivi avec lui. Elle n’a pas bien digéré la nouvelle.

Œufs brouillés et capsule de CBD au déjeuner, Ensure le midi et tilapia en papillote pour le souper.

Les douleurs à l’œsophage ont repris vingt minutes avant le repas. Aux trois quarts de son filet, il a dû aller se coucher : trop de douleur, plus d’énergie. Je vais lui donner une autre capsule de CBD pour la nuit.

De mon côté, je n’ai pas été capable de regarder un film ou une série. Trop de « ça, c’est avec Francis ».

Dodo à 20 h 30 pour mon amour.

(24 mai) Jour 5

Douleur moyenne au réveil. CBD + Ensure.

Journée au lit. Il avait avisé ses gestionnaires hier. J’ai fait la même chose ce matin et pris deux jours de congé.

Les examens pour le TEP scan et la radiographie sont planifiés demain. Véronique, l’infirmière pivot de Francis, nous prépare un cocktail de médicaments pour la douleur.

La journée a globalement été mauvaise. Je lui ai donné plusieurs fois du CBD pour calmer ses douleurs.

On attend le retour de la pharmacie pour la morphine.

Au lit, j’ai touché le haut de sa jambe. Je ne comprenais pas, il y avait comme une bosse. En fait, c’était simplement un os. Je dois apprivoiser un nouveau corps. Il perd du poids à une vitesse folle.

(25 mai) Jour 6 : Souffrance, fatigue, douleur…

Les TEP et la radio ont été passés aujourd’hui. Il devait être à jeun (c’est un mot affreux, d’ailleurs).

Il a donc mangé, en fin de journée, une tasse de crème de petits pois verts au tofu mou.

Total de calories aujourd’hui : 250.

Si ça continue demain, je vais devoir le faire hospitaliser pour qu’il soit alimenté.

Journée de marde.

(26 mai) Jour 7 : Pas facile

Début de journée frustrant pour moi. Francis était un peu en forme ce matin. Résultat : il a travaillé trois heures sur un truc Facebook pour une de ses auteures. Grrr.

Rappel sans succès à Véro, notre infirmière pivot, pour avoir les antidouleurs. Je vais devoir partir en guerre demain pour obtenir de la morphine avant la fin de semaine.

Toujours aucun retour de la diététicienne. Je vais contacter un service privé demain pour débuter. Ciboire, je veux juste optimiser ses protéines! J’ai quand même acheté à la pharmacie de la poudre en supplément.

J’ai aussi reçu notre nouveau pèse-personne connecté. Je pourrai en faire une évaluation plus tard. Reçu aussi le livre Les Aliments contre le cancer de Béliveau. Il doit faire de l’argent avec tous les cancéreux du monde. Mais bon, je m’outille comme je peux.

J’ai fait des provisions pour préparer des smoothies (yogourt grec, tofu mou, fruits, lait d’amande). Il n’aime pas les trucs froids.

Ensure ce matin, potage aux pois avec poudre protéinée à midi, même chose pour le souper. Je me sens poche de n’avoir rien préparé d’autre.

CBD ce matin et ce midi. Francis frustré de ne pas avoir de suivi pour ses antidouleurs. Je le comprends.

Journée paradoxale. C’est notre anniversaire de mariage. Notre fierté. Notre reconnaissance légale. Nous nous sommes battus pour l’obtenir.

En parallèle, je prépare nos testaments avec notre notaire, Julie Bourgeois. Celle qui nous a mariés.

(27 mai) Jour 8

État stable aujourd’hui. Il poursuit sa perte de poids : 175 lb. Il était à 195 il y a six semaines…

J’ai fait une crème au poulet pour dîner, très bonne, mais le poulet passé au robot fait beaucoup de fibres désagréables en bouche (à mon avis).

J’ai fait des courses, la pharmacie, lavé la voiture et fait des lessives. Je m’occupe et je me fatigue physiquement.

J’ai eu Véro au téléphone : Francis a maintenant sa petite morphine pour les douleurs.

Il a passé la journée au lit. Pas de stress, du repos. Il a quand même travaillé un peu, il ne veut pas lâcher prise pour l’instant.

J’ai sorti les filles hier pour une grande marche. Je vais tenter le coup encore ce soir malgré le froid.

Jour de déconfinement aujourd’hui, yé! Je me suis fait un Mai Tai pour fêter ça. J’ai mal au cœur.

(31 mai) Jour 12

Quelques jours sans commenter la situation. De mauvaises journées pour Francis, un manque d’énergie pour moi.

Aujourd’hui, j’ai modifié la configuration du salon. Ça peut paraître con, mais c’est comme une prise en main de mon environnement. Je suis très content.

Je me suis aussi mis en arrêt de travail officiellement. Je ne peux plus nier l’évidence.

J’ai fait un nouveau potage cette fin de semaine : poireaux et patates.

Betterave et pomme aujourd’hui. Le premier a été un succès. Le second, pas encore sûr. Comme dit ma mère : c’est spécial.

J’ai encore de la misère à me situer dans toute cette aventure. J’ai toujours l’impression d’être sur un lendemain de brosse violente. Je suis dans la mélasse quand je bouge. La perte de repères, d’idées, d’identité est majeure. Je suis perdu dans le brouillard.

L’habitude de la situation commence à se mettre en place. La normalité, non.

Fait sympathique : j’ai reçu un appel du bureau hier. Ils ont décidé de nous payer des mets préparés par un service de traiteur pour deux semaines. Moins sympathique : je leur ai dit que Francis ne mangeait plus. Je vais donc avoir quatre semaines de bouffe à ne plus savoir quoi en faire. Comme une pratique pour les tonnes de sandwichs pas de croûtes qui ne seront pas consommées lors de l’enterrement. Misère. Greta ne sera pas contente.

(2 juin) Jour 14 : ou je ne sais plus trop

Demain viendront probablement, en fin de journée, Pierre et Sylvie (du travail de Francis). Philippe ne sera pas content.

Demain, nous aurons aussi la première visite de l’équipe d’entretien. Les pauvres, ils auront 1 h 15 pour faire leur job.

Ensuite, nous irons rencontrer le médecin de Francis pour avoir les résultats finaux. J’ai peur. Nous avons peur.

Ce matin, j’ai reçu deux caisses de bouffe en provenance du port! Deux kits de repas pour cinq jours… fois deux.

Ce midi, j’ai reçu la visite de Vu, un de mes supers employés du port. Il m’apportait, au nom de mon équipe, un ensemble de vin rosé et une boîte de chez Christian Faure.

Le frigo déborde.

(3 juin) Jour 15

Grosse journée aujourd’hui. La peur que j’avais d’un cancer généralisé n’est plus : c’est localisé à l’œsophage.

Par contre, la tumeur est très grosse. Nous avons vu, en animation, les résultats du TEP scan. Le plus gros problème, c’est que la biopsie faite il y a deux semaines ne donne pas les réponses nécessaires pour débuter la chimio. Un autre coup de tuyau dans la gorge sera donc requis mardi prochain.

Ce matin, j’ai été chercher mon père pour qu’il prenne en charge la nouvelle équipe d’entretien ménager. Un couple super sympathique, qui a remis notre maison toute propre. Ça fait un bien fou.

Pendant ce temps, à l’hôpital, avec une longue attente, nous avons bien discuté avec Véronique. Elle est super.

Au retour à la maison, nous avons eu la visite de Pierre et Sylvie. Des fleurs et une aquarelle de Michel Tremblay en cadeau. Ce sont des personnes importantes, proches de nous et de nos valeurs.

Je vais essayer de vider un peu le frigo ce soir. Et terminer le film Watch Out, mignon et sans prise de tête.

(9 juin) Jour 21

Trop de pression. Ce midi, nous avons eu un sérieux accrochage. C’est normal.

Je m’améliore côté soupes et crèmes. J’ai le bon niveau de protéines, et Francis ne perd plus son poids aussi vite.

J’ai l’impression d’être pris dans un torrent, à contre-courant. J’ai beau forcer pour avancer, la pression de l’eau me repousse constamment. Je suis fatigué. Déjà. Misère, l’année va être longue.

(11 juin) Jour 23

On a franchi le cap des trois semaines. WOW.
Il en a jusqu’à la fin de l’année : chimio combinée avec radio pendant trois mois, opération, puis encore trois mois.

Trois jours, trois semaines, trois mois. Voici mes nouveaux repères.

Avec le succès des petits plats d’Épikura, j’ai voulu souper avec Francis ce soir, en même temps que lui. J’avais une bavette de bœuf marinée au vin rouge et aux oignons français. J’ai même fait une frite maison et du BBQ pour ma viande. J’ai raté mon coup. La viande avait la texture du foie (pas ma faute), et ma patate a un peu brûlé (celle-là, oui). Francis a donc mangé seul, avec moi en face, sans appétit pour ma propre merde.

Je suis super stressé. Tout le temps. J’ai tenté de me calmer aujourd’hui : m’asseoir sur la chaise longue pour me faire bronzer. J’ai résisté dix minutes avant de me relever pour faire des trucs. Lesquels? Aucune idée.

J’ai mal au dos. Le stress. J’ai l’impression d’être ma mère. Un petit stress et hop! au lit avec des pilules pour deux semaines.
Non, je ne suis pas ma mère.

Mais j’ai mal partout. Fuck, on dirait que c’est moi qui ai le cancer. Totalement débile. Il faut que je voie mon psy pour m’outiller.

Je réfléchis beaucoup à mes proches et à leur implication dans ma vie. On trouve nos vrais alliés dans nos parents, parfois, ou dans nos amis. Le reste, on s’en calice.

(12 juin) Jour 24

Une autre journée à chercher nos repères.

Du côté de Francis, c’est l’ordre qui prévaut. Il est à deux doigts de me faire une liste Excel de ce que je dois faire, dans quel ordre et combien de temps je peux passer sur chacune de ses activités.

Du mien, c’est la réalité et la temporalité qui dictent. Je ne peux pas faire l’épicerie si je reste avec lui à regarder RuPaul’s Drag Race. Je ne peux pas faire son potage si je fais des lessives. Je ne peux pas faire dix choses à la fois pour satisfaire sa liste.

Je me sens comme une merde. J’ai beau en faire au maximum de mes capacités, ça ne semble pas suffire. Je suis toujours le perdant dans cette guerre contre le cancer. Je ne suis que l’aidant, pas la victime.

Lors de notre thérapie de couple, il y a quelques années, nous avions mis en place un outil : un mot-clé pour afficher un drapeau lorsqu’un de nous deux dérapait.
MARACASSE!
Hommage au Cœur a ses raisons.
Et ça fonctionnait : ce mot-clé servait à relancer le dialogue de couple.

Aujourd’hui, j’ai dit le mot-clé.

Trop fatigué de subir des reproches. J’ai beau travailler du lever au coucher pour Francis, je suis perdant face au cancer.

Celui-ci est le gagnant sur toute la ligne. Il est entré dans nos vies, il a détruit notre quotidien, notre couple, notre avenir. Il est présent, il sent, il fait du bruit.

Je n’ai plus mon conjoint.
J’ai mon Francis avec une entité trop présente à l’intérieur de lui.
Nous sommes un couple à trois.

Je me bats contre une monstruosité qui a déjà gagné, non pas une vie, mais une vie à deux.

(14 juin) Jour 26

Nous avons enfin reçu une confirmation pour débuter les prétests en radio à Maisonneuve-Rosemont.

Après avoir rencontré avant-hier l’oncologue responsable de la chimio (une fois par semaine pendant cinq semaines avant l’opération), la radio quotidienne doit être combinée à la chimio hebdo.
Maisonneuve + Sacré-Cœur.

J’ai fait deux voyages chez Mayrand pour acheter des caisses de bouffe Épikura. Pour l’instant, Francis peut les manger. Au pire, ça ira à la poubelle.

Parmi toutes les crèmes et potages faits maison, seul les trucs de base, patates, poireaux, passent encore. Épikura nous offre une superbe alternative.

La course contre la montre est commencée depuis bientôt un mois. Le traitement n’a toujours pas débuté. L’alimentation reste possible malgré la perte de poids continue. Le stress y est aussi pour beaucoup. La tumeur, elle, poursuit sa progression.

Si Francis était un chien, il aurait déjà été opéré, et il serait en chimio et radio depuis belle lurette.
Un vétérinaire a plus de marge de manœuvre qu’un médecin. C’est moche, mais c’est comme ça.
Faut bien nourrir les fonctionnaires du réseau de la santé. Pas ceux qui sauvent des vies, non, ceux qui gangrènent le système.
Si Francis meurt, ce sera le système qui l’aura tué.

(19 juin) Jour 31

Accrochage à l’hôpital Sacré-Cœur.

Nous sommes dans l’ascenseur pour partir. Nous sommes quatre, la limite Covid est de quatre personnes.

Un homme entre quand même, malgré le fait que Francis lui dise que c’est plein. Il commence à chialer :
– Vous ne ferez pas la loi ici, gna gna gna…
Je lui dis que Francis a le cancer et que s’il attrape la Covid, il va crever.
Il répond que sa femme va mourir et continue à nous insulter en sortant au mauvais étage.
Insulte sur insulte.

Nous sortons par le corridor principal, et le con nous rattrape en courant :
– Vous auriez dû crever du sida, ostie de tapette! qu’il nous lance en passant près de nous avant de filer.

On lui gueule après. Je lui dis que ce n’est pas sa femme qui devrait crever, mais bien lui.
Quel bonheur.

Nous en sommes à plus d’un mois. Les traitements ne sont toujours pas commencés. Un rendez-vous à Maisonneuve-Rosemont est prévu demain pour préparer les séances de radiothérapie. La chimio pourra être planifiée lorsque la radio sera prête. C’est trop long.

Le moral fluctue chaque jour. Je ne peux toujours pas consulter mon psy. Premier rendez-vous manqué pour des examens, celui de demain le sera aussi. Misère.

(24 juin) Jour 36

La première séance quotidienne de radiothérapie est planifiée pour le 12 juillet.
Dans plus de deux semaines.

On nous disait que c’était un cancer agressif, qu’il devait être traité avec force.
Ben après presque deux mois suivant le diagnostic, les traitements serviront-ils encore à quelque chose?

Les repas en purée d’Épikura ne sont plus possibles depuis trois jours. Seul le liquide passe.

Francis n’arrivera pas au début des traitements : il devra se faire poser une sonde aux intestins pour le nourrir, selon les médecins de Sacré-Cœur.

Moi, j’essaie de me changer les idées. Je tente de me faire une pizza pour la quatrième fois.
C’est con, mais ça devient une obsession.
Au pire, les filles vont encore la manger.

(25 juin) Jour 37

Rencontre avec l’infirmière pivot ce matin à Sacré-Cœur. Francis devait recevoir sa deuxième dose du vaccin anti-Covid directement à l’hôpital.

La discussion a porté sur deux points : la date du début des traitements et l’arrêt d’absorption de liquide.

L’opération pour mettre la sonde de gavage s’appelle la gastrostomie. Environ trois jours à l’hôpital pour prévenir/traiter les complications.

Je veux mourir dans ma tête. Je suis tellement désolé pour Francis. Mon amour.

Plus tard…

Bon, des nouvelles plus « fun ». Le second hôpital (celui de la radiothérapie) va plutôt passer un tube par le nez (demain matin) pour hydrater et nourrir Francis. Donc pas d’intervention chirurgicale. Les deux hôpitaux semblent être en compétition et c’est très bien pour Francis. Les traitements de radiothérapie seront aussi devancés pour débuter…

(13 juillet) Jour 55

Je n’ai rien écrit depuis plusieurs jours. Depuis l’installation de la sonde naso-gastrique, j’étais en blocage émotionnel. J’exécutais mes activités comme un robot. Samedi dernier, j’ai pris Francis dans mes bras, chose que je n’avais pas faite depuis longtemps, et les vannes se sont ouvertes. J’ai aussi enfin vu mon psy lundi. Deux phrases-clés qu’il m’a dites ont « normalisé » ma situation par rapport à Francis. Dieu que c’est dur.

L’état de Francis s’est beaucoup détérioré. Les derniers jours ont été en pente descendante. Lors de sa rencontre avec l’oncologue côté chimiothérapie, lundi, elle a été surprise de voir à quelle vitesse il déclinait. Elle a réduit de 25 % la dose de chimio pour ne pas trop aggraver le cas de mon mari. Nous avons assez mal pris la nouvelle tous les deux. La radiothérapie n’est pas impactée et se poursuit comme prévu. L’ajout de cortisone à son cocktail depuis deux jours aide un peu. Personnellement, je le trouve moins « mourant », plus alerte. Ses problèmes de constipation lui causent aussi beaucoup de douleurs abdominales.

Depuis mon dernier billet, nous avons reçu une base de lit électrique pour remonter la tête du matelas. C’est plus confortable pour lui. Depuis le début de l’aventure que je voulais lui acheter ça. Il bloquait (comme d’habitude) parce que « trop cher ». Les premiers jours, il chialait tout le temps que son oreiller tombait derrière. Maintenant, il dort même avec une inclinaison, pour son confort. Un bon achat, finalement.

De mon côté, pour la première fois, j’ai passé la nuit dans le salon. J’ai préparé notre matelas gonflable et j’ai dormi avec Roxane en bas. Elle était très heureuse et j’ai passé une nuit complète sans anxiété. C’est moche, mais je vais encore reconvertir la deuxième chambre du haut, présentement mon bureau à la maison, en chambre d’invité pour moi et la grosse Roxane.

Duchesse, de son côté, devient de plus en plus infernale. Elle veut de l’attention et souffre énormément de solitude. Elle a détruit mes chaussures, mes gougounes, rongé les moulures de deux murs, elle chie par terre presque toutes les nuits. Hier soir, pendant que je préparais mon lit dans le salon, elle a décidé de se faire un petit coin à elle, isolé, sur des serviettes près de la lessiveuse. Je lui ai installé son petit matelas à la place et elle semblait moins miséreuse. Pauvre petite.
Aujourd’hui : chimio le matin et radio cet après-midi. Une autre grosse journée devant nous.

(1ᵉʳ août) Jour 74 : comme le temps défile

Déjà deux semaines depuis mon dernier billet. Et ce furent deux semaines très lourdes… et positives en même temps.

Après avoir touché le fond, Francis a resurgi des limbes. La cortisone a réduit des deux tiers sa douleur inflammatoire. Le traitement a débuté son œuvre et bouffe la tumeur. Misère : un champ de bataille dans le corps de mon époux. Il y a deux semaines, je cherchais des cimetières sur Google; aujourd’hui, il voulait construire une pergola.

Les montagnes russes sont intenses. C’est le 12ᵉ jour aujourd’hui qu’il mange. Et quand il mange, il mange. Une vraie machine. Entre 3 200 et 3 500 calories par jour. C’est pas mêlant : il vide les armoires et chiale qu’on n’a rien à bouffer! J’ai peur qu’il mange les chiennes pendant la nuit.

Vendredi dernier, Francis a rencontré la quatrième radio-oncologue (perçus, je pense, comme des « brûleurs de tumeurs » par les autres oncos, mais qu’est-ce que j’en sais?). Elle lui a retiré le tube naso-gastrique (beurk, c’était brun au bout dans l’estomac!), s’en est barbouillée, beurk, et a grimacé en disant qu’elle aurait dû porter un sarrau. Dernier jour avant ses vacances, elle était toute pimpée et a dit à Francis que la tumeur était réduite de 50 % aux deux tiers du traitement. Cool. Il reste une marge pour la fin, mais à la vitesse où il remonte, j’ai confiance. Elle nous a ensuite dit, après avoir donné ce résultat à Francis devant moi, de ne pas le répéter, car les autres patients, les vieux, demandent tous les jours de voir leurs résultats. Sympathique, mais en même temps : WHAT THE FUCK???

Elle est gentille et mignonne, la radio-onco, mais je pense que tous les patients devraient voir la progression (ou non) de leur traitement. Ce serait révolutionnaire d’avoir une app sur son iPhone pour suivre l’évolution sans voir le médecin à tous les jours… Et partageable avec ses proches (genre son proche aidant, peu importe c’est qui).

Aujourd’hui, il a eu une envie de pergola. Rien que ça. Pour son anniversaire, vendredi. Ben oui, toi! On a rêvé un peu, mais surtout décidé, pour le printemps prochain, des matériaux requis et du budget en conséquence. J’ai aussi eu la confirmation pour l’achat d’un autre spa gonflable. On n’a pas été chanceux l’an dernier, mais ça ne nous a rien coûté. Cette année, j’ai commandé le nouveau modèle 2021 en solde chez Wayfair. Il va arriver sous peu, genre demain ou après-demain. Je l’ai commandé début juillet, me semble. Quand je magasinais les cimetières. Zone grise dans ma tête. Toujours est-il qu’il arrive… mais je n’ai toujours pas dit à Francis que j’avais acheté ça. Bon, s’il survit, il va me faire chier pour que j’arrête de fumer; du coup, j’économiserai 16,50 $ par jour. Ouais, il se paye vite, le spa. En 78 jours…

Bon, dans tout ça, y’a moi et mes émotions. Misère que c’est compliqué. J’ai comme deux visions de mon univers dans la tête : une zone pessimiste et une zone optimiste. Les deux zones se livrent bataille toute la journée, en stéréo. Ça m’arrive donc de déraper, de ne plus savoir quel est le sens (direction, pas spirituel) de ma vie. La remontée est vraiment spectaculaire. J’en suis tombé, émotionnellement, sur le cul. Je ne sais pas si c’est parce que Francis est à la table des « enfants » atteints du cancer de l’œsophage, mais il ne cadre pas du tout avec les vieux stationnés dans le corridor de l’hôpital. Ses résultats ne cadrent pas non plus avec un cancer qui a 15 % de chance de survie la première année.

Non. Je l’ai dit plus tôt au médecin : il n’a pas l’air d’avoir le cancer. Genre, ce n’est pas comme dans les films et je ne peux pas faire une Julia Roberts de moi. Ben oui, quoi. Il ne vomit pas, ne perd pas ses cheveux; fuck, je ne peux même plus me stationner dans les places pour handicapés avec lui, il a l’air sain. C’est fun. Très fun.

(3 septembre) Jour 107 : mauvais signes…

Depuis un mois, Francis revit. Fini le tube naso-gastrique, finis les liquides. Il mange comme un cochon et reprend du poids (de 163 à 175 lb).

Jusqu’à la semaine dernière, tout était OK, comme si le cancer n’avait été qu’un simple cauchemar.

On en a profité au maximum; la nature étant de notre côté, on a eu nos jours d’été en mode rattrapage.

Cette période m’a aussi permis de récupérer, physiquement et mentalement. Quoique le mental ne remonte pas vraiment : tout me fait chier royalement, un sentiment d’oppression et de stress est toujours présent.

Le seul fait notable dans l’état de santé de Francis est survenu la semaine dernière : un mal derrière la jambe. Je pensais à une ecchymose ou une crampe, mais la douleur ne fait qu’augmenter. Mardi soir, entre 23 h 10 et 3 h, il a aussi eu des douleurs au thorax et au ventre. J’avais l’impression qu’il se faisait torturer par des talibans. Retour à l’hôpital jeudi pour une échographie de la jambe (thrombose suspectée), mais rien n’a été découvert.

Depuis hier, il est en chute. Pas très violente, mais plusieurs signes sont présents. Il tombe de fatigue rapidement, il dort beaucoup et souvent. Pas de bons signes, tout ça.

Ce mercredi, il passera son TEP scan pour voir si la tumeur est sous contrôle ou si elle s’est répandue. Je ne comprendrais pas que le cancer soit rendu dans la jambe (cancer des os?), mais j’ai vraiment peur qu’il ne soit plus localisé. On verra bien.

(19 septembre) Jour 123 : rien ne va plus

Ce jeudi, Francis avait la rencontre avec le chirurgien thoracique pour planifier l’opération (retrait de l’œsophage et de l’estomac). Les résultats du dernier TEP scan ne sont pas bons. Une masse à la thyroïde et une autre au bassin sont apparues depuis le début des traitements…

Depuis trois semaines que Francis souffre de la jambe gauche, nous avons maintenant le lien : la masse du bassin est située à l’endroit où passent les nerfs qui vont dans la jambe.

Prochaines étapes : IRM et écho pour les deux masses, histoire de confirmer s’il s’agit de tumeurs ou non. En attendant, pas d’opération prévue. La masse de l’os du bassin est la plus concrète; lorsqu’elle sera confirmée, Francis aura un cancer des os en plus du reste. C’est le début de la fin.

Son ami d’enfance Mehdi quitte aujourd’hui pour la France, après une semaine pleine d’émotions. La réalité va nous retomber sur la tête rapidement.

De mon côté, je suis toujours « en vacances » (façon de parler), mais je reprends plusieurs activités de base, comme le rangement et le ménage (même si Francis est assez en forme pour chialer que ce n’est pas à son goût). Pour l’instant, nous avons quelques visites par semaine dans les différents hôpitaux; ce n’est pas aussi intense que la période chimio + radio, heureusement.

J’ai peur pour Francis. Qu’il souffre le martyre pour simplement mourir. Il passe déjà près de quatre heures par nuit à crier de douleur, qu’est-ce que ça va être dans les prochaines semaines? Pourra-t-il marcher encore longtemps? Considérant que la tumeur à l’œsophage est réduite de moitié pour l’instant, combien de temps avant le retour du tube naso-gastrique pour l’hydrater et l’alimenter? Quelle fin de vie de merde!

(2 octobre) Jour 136 : veillée funèbre

Depuis plus de deux semaines que Francis attend ses fucking IRM et échographie, et moi, je le vois mourir un peu plus chaque jour. J’ai fumé un joint il y a quelques jours qui m’a fait capoter. Je visualisais la mort, avec sa cape noire, qui rôdait dans la maison et autour d’elle. Je ne voulais même plus fumer dehors!

La douleur à la jambe, la douleur au thorax, la douleur à la gorge, la douleur à la tête. Pas besoin des résultats des futurs tests pour comprendre l’inéluctable. Ça achève. Pourvu qu’il meure rapidement, sans trop souffrir.

Il se gave actuellement de méthadone et de morphine. Il tremble. Il souffre. Il pleure. Il maigrit. Il meurt.

C’est tellement violent pour moi. Sa mère est enfin planifiée pour sa visite, probablement pour ses adieux. Elle arrive jeudi soir. Nous sommes samedi. Je ne sais même pas si elle va arriver à temps.

J’ai mal au ventre. Depuis trois jours, je ne mange pratiquement plus. Je bois deux-trois drinks le soir, accompagnés de deux-trois joints. Mon nouveau régime minceur.

Je me sens lâche de ne pas souffrir comme lui. Pendant que j’écris ceci, je ne suis pas avec lui. Je me protège de trop, caché dans la cuisine. Je l’entends quand même crier de la chambre au deuxième.

Ce soir, je me suis acheté une caméra avec micro pour mettre dans la chambre. Avec ma Nest Hub dans ma chambre d’ami (matelas gonflable) et celle dans la cuisine, je vais pouvoir assister en direct à l’agonie de mon conjoint, l’homme de ma vie!

PS : Faut vivre avec son époque.
PS2 21 h 13 : Dudu veut faire un burnout. Elle consulte Roxane pour avoir des trucs. Roxane l’envoie chier.
PS3 21 h 26 : Yannick fume une autre cigarette chauffée et termine son gin-martini.
PS4 un peu avant : Roxane bouffe la gueule de Yannick qui pleure.
PS5 oui mais : Je sais, j’ai une PS5 de contrebande et je n’y joue même pas.

(3 octobre) Jour 137 : mauvaises énergies

La maison vibre. La mort rôde. Dudu fait son possible pour mettre un sourire au visage de Francis.

J’écoute Cœur d’artichaut sur Apple Music. La tête m’éclate. Je ne peux toujours pas accepter l’évidence. La tendance. Le rythme propre du cancer. Une pourriture sans nom qui dévore mon aimé dans ses chairs.

(7 octobre) Jour 141 : retour à l’hôpital

Depuis quatre jours, Francis est à l’hôpital. Tempête thyroïdienne qui a provoqué un gonflement de la gorge et risquait d’entraîner un arrêt respiratoire. Les hormones T3 et T4 étaient à dix fois la norme.

Il a été déplacé de l’urgence à l’unité d’oncologie. Un mouroir gothique. La gorge a un peu dégonflé (elle avait doublé de volume) et c’est bon signe. Logiquement, il devrait revenir à la maison dans les prochains jours.

Pendant les examens, les médecins ont détecté une nouvelle masse au foie. Apparue depuis le dernier TEP scan, il y a à peine trois semaines. Ça s’accélère à grande vitesse.

La belle-mère arrive ce soir. J’espère que ça va bien aller…

(10 octobre) Jour 144

J’ai tellement à raconter. Tellement d’émotions, de fatigue, de pleurs, de discussions, j’ai tellement d’amour pour mon Francis.

La sortie de l’hôpital, il y a deux jours, a été burlesque. Trop de médecins différents, trop d’avis, trop d’inconnus. Nous avons réussi à sortir du mouroir où était Francis seulement après 20 h. Un simple préposé aux bénéficiaires a apporté les ordonnances et rendez-vous imprimés dans une enveloppe. Il a retiré les aiguilles dans les veines de Francis et s’est excusé pour l’attente. Pauvre homme. Je ne savais même pas que des préposés étaient rendus avec ce type de fonction. Ben coudonc, à la guerre comme à la guerre.

Hier matin, c’était assez dur. Francis révisait ses ordonnances, se mélangeait, trop confus par les 28 pilules qu’il gobe chaque jour. Trop anxieux pour me laisser gérer ça. Finalement, j’ai tout compilé et, effectivement, il manquait une ordonnance : celle pour contrôler justement les hormones T3 et T4 de la tempête thyroïdienne. J’ai préparé un super dossier, imprimé sur une seule feuille, qui résumait tout pour la pharmacienne. Elle nous a sauvés de bien des problèmes. La petite dame a fait des miracles, comme beaucoup de personnes qui nous aident en ce moment. Après plusieurs heures au téléphone, elle a réussi à contacter le médecin en vacances qui devait nous remettre l’ordonnance. Tout est rentré dans l’ordre à 14 h, hier. La belle-mère pouvait débarquer.

Avec la fatigue d’une semaine à l’hôpital, avec la gorge gonflée du double, avec ses drogues, le stress et la mort à ses côtés, Francis était plutôt amer. Sa mère ne l’a pas eu facile (moi non plus).

En soirée, ce fut beaucoup de pleurs. Francis frustre de manquer de temps avec moi. Sa mère nous pénalise indirectement, car elle m’accapare. Il pleure non pas sa mort, mais de ne plus être avec moi. C’est trop tôt. Vraiment trop tôt pour être séparés de la sorte. Sa fin de vie est tout ce qu’il y a de plus misérable et triste.

(18 octobre) Jour 152

C’est tellement bizarre. J’ai l’impression d’être dans une veillée de mort : on attend le décès de Francis. Mais il ne meurt pas. Misère, ça va être long.

Ce constat m’a frappé. Ça va bientôt faire cinq mois que je suis à la maison avec mon mourant.

La belle-mère a finalement trouvé un avion… Ben oui, toi. Il y a trois jours, elle me dit que son vol a été annulé et qu’elle doit faire trois escales pour revenir. Donc pas d’autre vol avant la semaine suivante. Je lui explique que je suis trop fatigué pour une autre semaine et qu’elle devra rester à l’hôtel. Le lendemain, elle avait un vol.

Premier soir où je suis relax, à écrire mes pensées. J’ai changé (encore) la disposition du salon. Roxane n’aime pas. Je dois porter mes AirPods Pro dans la cuisine pour ne pas entendre les raclements aux cinq minutes, 24 heures sur 24 ou presque, raclements qui proviennent de la chambre au deuxième étage. C’est plutôt L’Exorciste qu’un film avec Julia Roberts.

(20 octobre) Jour 154

Je n’ai plus aucune énergie. J’ai l’impression d’être mort. J’entends Francis se racler la gorge aux cinq minutes, jour et nuit.

Retour à l’hôpital aujourd’hui (hier et demain) : biopsie, enfin, à la thyroïde. Le cou gonfle toujours. Côté droit, c’est plus gros qu’une mangue. Côté gauche, on est dans la catégorie « œufs ». Ça va bientôt faire le tour. Ça va bientôt monter au visage. C’est déjà au-dessus de l’oreille droite. Au moins, il mange sans tube.

Hier, la médecin qui règle les hormones thyroïdiennes trouvait ça bien intense. Elle a même glissé la possibilité d’une opération pour la retirer. Francis a un peu paniqué.

Aujourd’hui, après la biopsie, l’ORL responsable du dossier a aussi laissé tomber quelques idées pendant la rencontre. Genre : « c’est peut-être un cancer rendu là ». Non mais allô ma cocotte! Il a une tumeur à l’œsophage et des lésions (tumeurs) possibles au bassin, au foie et à la thyroïde et, tada, « c’est peut-être un cancer à la gorge ».

Malgré toute leur bonne volonté, les spécialistes sont dépassés. Au final, il sera défiguré avant d’avoir la possibilité d’obtenir l’aide à mourir. Le temps de faire les tests planifiés…

(21 octobre) Jour 155

Misère. Le solide ne passe plus. Il se racle le fond de la gorge, en décomposition, aux cinq minutes. Souper : une tasse de jus de poulet. La (ou les) masse(s) a fait le tour du cou, comme un boa qui l’étrangle. On parle d’une hauteur de 15 à 25 cm et d’une épaisseur entre 2 et 5 cm.

Scan ce matin à Sacré-Cœur. Réduction d’un médicament, les hormones sont à la baisse. Prochaine prise de sang mercredi prochain.

Petite discussion avec Sylvie, sa collègue directrice. Pas simple.

Psy ce matin. Pas mal le fun, mais il coûte cher, le mautadine. Au prix que c’est, je pourrais me payer 15 minutes d’humoriste par jour… ou une drag queen cochonne. C’est un pensez-y bien!

Mon cœur ne bat plus. J’ai l’impression d’être un mort-vivant. Mon âme se terre dans mes intestins. Mon psy a raison sur une chose : la joie, la colère, la tristesse, le rire, la douleur, tout passe par le même conduit. Contrairement à une dépression nerveuse, ce conduit est contrôlé par une intelligence. La mienne.

(23 octobre) Jour 157

Première journée où j’ai un 10 % d’énergie en réserve. J’ai vu mon ami Guillaume hier ; ça m’a sûrement fait beaucoup de bien.

J’ai un peu le moral à zéro. Je ne me comprends même plus. Je me cacherais dans une grotte jusqu’au printemps prochain.

Le cou de Francis ne cesse de grossir. Il éructe des glaires qui sentent la maladie. J’ai du mal à interagir avec lui.

(25 octobre) Jour 159

Dur matin. J’ai à peine terminé mon café que je me fais donner un char de marde par Francis. Son mot de passe Apple ne fonctionne pas, le lecteur vidéo qu’il utilise une fois par mois ne fonctionne pas, le repas d’hier soir n’était pas bon (la même soupe que d’habitude) et trop précipité, histoire de me libérer de la soirée.

Selon ce que je comprends, je devrais en faire plus. Sérieusement.

Si ça vire en torture mentale contre moi, je vais devoir le faire hospitaliser. Je suis déjà au-delà de mes capacités, sept jours sur sept. Je ne peux pas aller plus loin.

(27 octobre) Jour 161

Bon, les résultats de la biopsie et du scan sont arrivés. C’est un autre cancer qu’il a au cou, via la thyroïde. Cousin du cancer de l’œsophage, mais pas son « enfant » comme celui du foie. Pour celui du bassin, on attend toujours l’IRM. Ce n’est plus vraiment la peine d’investiguer. La grosseur au cou va bientôt complètement l’étrangler. Elle fait le tour du cou par l’avant et va poursuivre la pression sur les cordes vocales, qui seront bientôt inutilisables (Francis muet!). Ensuite, ce sera tout simplement l’air qui ne passera plus. Intraitable et inopérable. De toute manière, avec tous les autres bobos, rendu là, on oublie ça.

Nous avons eu une bonne discussion avec le médecin en soins palliatifs pour l’aide à mourir. Il a toutes les informations pour donner le GO au moment que Francis choisira. C’est fort probable que la dose soit donnée à la maison. C’est bien pour sa dignité.

Logiquement, à la vitesse où ça se développe, il ne se rendra pas en décembre. En espérant que tout se passe sans trop de souffrance pour lui.

(28 octobre) Jour 162 : Préparation pour le grand départ

Ouverture d’un compte chèques et d’une carte de crédit à mon seul nom (les comptes conjoints seront gelés). Formulaire d’assurance pour l’assurance-vie du travail. Achat d’un lot au cimetière, des services funéraires et de l’urne.

Reste à préparer le vin et fromage, trouver une drag queen ou deux, commander du vin et du champagne d’avance (pénurie à la SAQ, maudite Covid), trouver une salle privée (à cause de la Covid, je ne peux pas utiliser les installations de la maison funéraire…).

Je ne communique pas encore avec toute la famille et nos amis/connaissances. C’est pénible, on a toujours un malaise. J’ai réussi des FaceTime avec Lise et Givanka (mes amies de TVA) et avec Mireille (une amie de 30 ans de Jeunesse Lambda).

(29 octobre) Jour 163 : la belle-mère…

Grosse journée. Douleur fulgurante au thorax pour Francis ce matin. Le premier cancer à l’œsophage se sent abandonné et fait des caprices. Comme on est vendredi, on a un peu stressé pour l’accompagnement du week-end.

Finalement, j’ai parlé à l’infirmière du CLSC de notre quartier et au nouveau médecin des soins palliatifs à domicile. L’infirmière est venue en après-midi pour poser des « papillons » à Francis (branchement sous la peau pour injecter certains médicaments à la seringue). Le médecin avait déjà contacté une pharmacie pour l’arrivée des drogues, histoire de préparer le kit de sortie. Elle est venue, après sa journée de travail, voir Francis à la maison au souper. Tout ce monde dédié, la main sur le cœur.

Mon ami Guillaume était aussi présent pour notre rencontre du vendredi. Un peu de vin et de champagne pour finir la soirée, faire un récap de la semaine, parler de tout et de rien, mais surtout du moment.

J’ai fait un FaceTime avec ma tante Linda et son conjoint François pour leur faire un update. Hier soir, avec mon oncle Jean-Marc et sa conjointe (copine?) Linda. Il me reste ma cousine Geneviève et ma tante Nicole demain matin. Et ma cousine Karine et mon cousin Stéphane si je peux, on verra demain.

J’ai aussi appris par Mehdi, l’ami de Francis à Paris, que ma charmante belle-mère l’a appelé hier pour lui dire qu’elle débarquait à Montréal dimanche pour un mois. Sans m’en parler, sans en parler à son propre fils. Elle débarque parce qu’elle l’a mis au monde et l’a porté pendant neuf mois et elle ne peut accepter sa mort. Son fucking problème, c’est qu’elle ne parle que de sa souffrance à elle, du décès de son mari à elle, il y a six ans, et qu’elle ne respecte pas la volonté de son propre fils de mourir comme il le souhaite.

Je ne pensais pas vivre ça, mais je m’embarque dans une comédie à la française, totalement burlesque, où elle va voler la vedette de son propre fils mourant, mon conjoint. J’ai vraiment pas besoin de ça. Elle vole la mort prochaine de Francis comme elle l’a fait avec son mari. Une ordure.

(30 octobre) Jour 164

Son état se détériore rapidement. La peau vire au gris, les lèvres sont gonflées et mauves. L’odeur de nécrose de la gorge est très forte. Il a passé la journée à sucer des glaçons ; c’est tout ce qui reste. C’est le grand moment. Que ce soit aujourd’hui ou demain, c’est maintenant. Je vais au frigo chercher les seringues. Trois injections. La première l’empêchera de paniquer quand l’air ne passera plus, lorsqu’il aura la même réaction qu’une personne en train de se noyer. La seconde le détendra. La dernière le fera partir.

– « C’est maintenant? », qu’il me demande.
– « Oui. »

(31 octobre) Jour 165 : la mort de Francis

Je me lève à 5 h 30. J’ouvre la caméra de la chambre sur l’écran de la cuisine. La lumière est allumée, un bras sur le thorax. Il ne bouge pas vraiment. Avec tout ce qu’il prend comme médocs, c’est normal. Mais j’ai un mauvais feeling. Est-ce que je rêve? Est-ce que la maison est plus froide qu’hier? Je ne réalise toujours pas ce que j’ai dû faire hier soir. Mon cerveau bloque. C’est impossible. Pas dans notre monde. Juste… impossible. J’ai rêvé. Je rêve encore.

Je fais mon expresso et le bois. Je reviens au moniteur : il n’a pas bougé. Bon. Chercher un truc à faire à 5 h 40 du matin, c’est pas évident. Je tourne en rond. Je refuse de me reconnecter à la réalité.

Je monte finalement constater le décès. La chambre est froide. Je touche son pied pour le réveiller doucement, il est très tôt, des fois que. Mais non. Le pied est froid. Son bras droit pend en dehors du lit. Je le prends. Il est froid et déjà rigidifié. Je remonte le bras sur son thorax pour lui croiser les mains.

Roxane est venue le voir. Elle est montée dans le lit. Elle l’a regardé. Elle l’a senti. Elle lui a fait un bisou. C’était tellement beau et terrifiant à la fois… je n’ai pas pris de photo. J’avais peur qu’elle le croque. Mais non. J’ai juste trop vu de films de zombies avec Francis, qui en était fan.

J’attends 7 h pour appeler la médecin à domicile, celle rencontrée il y a deux jours. Rendu là, y’a pas d’urgence. Elle est prise à un truc obligatoire pour son retour au travail jusqu’à 14 h. Je dois donc appeler le 811 et demander l’envoi d’une infirmière pour débuter le processus. On me demande aussi de raccrocher et d’appeler de l’aide immédiate : mon ami et mon père. Elle passera à 14 h et, après, ce sera la maison funéraire.

Récupération du corps en après-midi, finalement. J’avais peur de craquer, mais je suis passé à travers.

Mon père et mes amis ont quitté en fin de journée. Nous étions tous terriblement fatigués. J’ai passé une partie de la soirée à pleurer, mais sans m’attacher à des objets à lui ; je ne veux pas laisser la chance à mon cerveau de sombrer dans un fétichisme morbide.

(3 novembre) Je suis célibataire

Trois jours ont passé. Je suis perdu, confus. Je veux aller voir ma mère à l’hôpital, je ne l’ai pas vue depuis trois mois. Je ne suis pas encore capable.

Tous les jours, je jette quelques trucs de Francis. La chambre est presque terminée, il me reste le garde-robe.

J’ai eu ma session avec mon psy hier. Il m’a confirmé que j’avais la bonne approche, mais que je dois m’accorder du temps.

J’ai un peu peur. J’ai 48 ans, je suis en bonne santé, beau bonhomme, bonne situation. Je devrais être « facile à caser ». Je ne me vois pas faire un veuvage de cinq ans. Je n’ai pas de temps à perdre. Et si je rencontre un futur élu de mon âge, il n’y a pas de temps à gaspiller : la vie est trop courte et doit être célébrée tous les jours.

Mon amour pour Francis sera toujours présent. Jusqu’à ma propre fin. Les merveilleux moments que nous avons vécus pendant presque 22 ans sont sans regrets. Nous avons profité de notre vie de couple, nous étions une équipe soudée, dédiés l’un à l’autre.
Mon amour, mon amour…

Épilogue

Jour 1625 : 4 ans plus tard

Le processus de deuil avait commencé avant même le départ de Francis. J’ai poursuivi mes séances avec mon psy pendant quelques semaines mais le temps devait faire son œuvre.

Environ deux semaines avant le décès, j’ai entamé, bien malgré moi, un régime : champagne et Doritos. Rien d’autre n’entrait dans mon organisme. Je suis resté dans cet état jusqu’à la mi-décembre. J’ai perdu 40 livres. Et pas loin de 12 000 $ en Bollinger, Laurent-Perrier et Moët & Chandon.

J’ai réalisé, au printemps suivant, six mois plus tard, que j’avais effectivement euthanasié Francis. Incroyable, mais vrai. Mon cerveau avait refusé cette information ; j’étais encore en mode protection sur certains aspects de l’événement.

La Covid ne faisait pas que des victimes directes : il y avait aussi toutes les petites histoires comme la mienne, vécues dans l’ombre, puis absorbées par la crise sociale et médicale du moment.

La belle-mère a été barrée : de ma vie, de mon iPhone, de toute communication possible. Sévère, comme réaction ? Disons que je pourrais écrire un texte aussi long que celui-ci rien que sur elle. Je n’ai pas de temps à perdre. Je ne lui souhaite pas de mal; disons simplement que c’était une personne malsaine dans ma vie et qu’elle n’en fait plus partie.

Et puis il y a eu Roxane, ma belle, qui est décédée une semaine avant mon départ pour la campagne l’an dernier. Elle a rejoint Francis.

Aujourd’hui, j’ai une perception renouvelée de la vie. J’ai vécu 21 ans avec Francis, plus de 8 ans avec Roxane. Une belle et grande aventure.

J’aime la vie, mais je sais très bien qu’elle aura une fin, que rien n’est éternel.
Est-ce que j’aurais fait les choses différemment ? Parfois oui, souvent non. J’ai peu de regrets. J’ai surtout un grand sentiment d’accomplissement et de force qui m’habite.

Plein de projets avec mon nouveau conjoint, Sylvain, rencontré seulement quatre mois après le départ de Francis.
Trop rapide, me direz-vous ?
Pas assez, à mon goût.
La vie est trop précieuse pour qu’on perde du temps à la regarder passer.